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8 novembre 2013 5 08 /11 /novembre /2013 21:21

Arcade-Fire-Reflektor.jpgArcade Fire
Reflektor (2013, Barclay)

5/5

 

L’actualité n’est pas des plus folichonnes en ce vendredi 8 novembre 1985. L’ancien président Giscard regrette la lenteur avec laquelle l’opposition semble se mettre en place face au gouvernement Mitterrand. Et ce, même si, dans les sondages, la cote de popularité du Premier ministre Laurent Fabius est en baisse contrairement à celle du maire de Paris, Jacques Chirac.

Au royaume des réactionnaires, les borgnes sont rois : Mgr Lefebvre, chef de file des catholiques traditionnalistes, exprime ouvertement son soutien à Jean-Marie Le Pen.

De l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis, les inondations catastrophiques qui s’abattent sur le pays ont déjà fait 42 morts et 47 personnes sont toujours portées disparues.

Reste le football pour divertir l’ensemble : en première division, Bastia sombre à Nancy, Toulon manque son rendez-vous à Rennes pendant que Nice est accroché par Lille et que Marseille se réveille face à Laval.

Cela assimilé, autant éteindre le poste et aller se mettre un disque, histoire de penser à autre chose en cet automne, certes grisâtre, mais qui n’est pas encore cette saison en enfer dont parle le jeune Guillaume Ledoux dans Je me souviens de tout qu’il écrira presque trente ans plus tard.

Loin d’un trio de tête du Top 50 alors composé de Century (Lover Why), Madonna (Into the Groove) et Eros Ramazzotti (Una storia importante), la pile de vinyles millésimés 85 posée au pied de la platine a fière allure pour peu que l’on passe outre l’infâme Asylum de Kiss et le tout aussi mauvais Mr Bad Guy de Freddie Mercury. 

On s’attarde volontiers sur Songs From the Big Chair de Tears for Fears ou The Head on the Door des Cure, plus "joyeux" que les précédents travaux de la bande à Robert. On lève une option sur Misplaced Chilhood de Marillion, Brothers In Arms de Dire Straits, Meet Is Murder des Smiths ou Low-Life de New Order. Little Creatures des Talking Heads fait également partie du lot. On s’apprête d’ailleurs à sortir la galette noire de sa pochette quand l’œil est attiré par autre chose : une photo de la sculpture d’Auguste Rodin représentant Orphée et Eurydice tournant le dos aux portes de l’enfer.

Voilà un disque qui, bizarrement, ne semble pas appartenir à son époque. Pourtant, la première écoute de Reflektor de ce groupe dénommé Arcade Fire ne laisse planer aucun doute. Ouvertement taillé pour les dancefloor, oscillant entre glam rock, pop électro, disco et un bon wagon d’influences musicales avec lesquelles le sextet jongle avec une effrontée facilité (les deux parties de Here Comes the Night Time), l’album semble bien ancré dans son époque.

Malgré tout, quelque chose nous titille encore. Comme si nous avions affaire à un album venu d’ailleurs. D’un autre temps. Les sonorités ne trompent pas : ce groove dans We exist qu’on croirait emprunté au Billie Jean d’un Michael Jackson pas encore défiguré, l’ambiance électronique du futile Flashbulb Eyes, les relents synthpop de Porno, le côté faussement rétro You Already Know, excellent rockabilly des temps modernes… Tout porte à croire qu’on est bien en 1985 mais la manière dont l’ensemble du double album est concocté, cette maîtrise des arrangements– soignés, précieux –, ce dosage efficace des voix de Win Butler et Régine Chassagne (les deux bombes Joan of Arc et Normal Person) nous plongent dans le doute.

Et si on était dans un scénario digne de la série Fringe ? Et si le présent album de ces illustres inconnus (années 80 oblige) que sont Arcade Fire venait d’un autre 1985 ? Un 1985 alternatif. Plus intelligent, plus raffiné. Assez, en tous cas, pour ne pas – au hasard – laisser les Clash enregistrer sans Mick Jones et Topper Headon.

 

Arcade-Fire-2013.jpg

 

« Coupez ! C’est dans la boîte. » Retour en 2013. En fait, univers parallèle ou pas, ce modeste synopsis de science fiction montre à quel point Arcade Fire, groupe canadien formé autour du noyau dur Butler-Chassagne, est parvenu, en une décennie d’existence et quatre albums, à se démarquer, à la fois, du reste de la scène internationale et de son temps.

Trois ans après The Suburbs et ses relents de road movie, le groupe présente le premier double album de son histoire. Treize morceaux d’une durée moyenne d’environ six minutes. Rien de moins.

« Au départ, nous avons commencé à bosser sur les titres à Montréal. Win et Régine avaient écrit beaucoup de squelettes de chansons sur lesquels nous avons commencé à travailler sous forme de jam sessions. On a pris énormément de plaisir lors de ces séances, on laissait la bande tourner, on sortait des formats, on dépassait » (1), explique le batteur Jeremy Gara. 

Là où certains auraient pataugé dans un bain d’auto complaisance, Arcade Fire parvient sans peine à justifier la longue durée de certaines pièces. Reflektor (ndlr : le titre fait référence à The Present Age de l’essayiste danois Søren Kierkegaard) coule tout seul. Sans temps mort ou presque. Si l’album est séparé en deux, c’est pour mieux distinguer une première partie dansante d’une seconde un poil plus éthérée (Supersymmetry).

Pour le reste, le groupe conserve ses trésors de fabrication : des compositions mélodieuses, d’apparence très simple, dans lesquelles les instruments sont posés couche par couche pour, au final, servir une sorte de millefeuilles musical peaufiné jusque dans les moindres détails, comme en témoigne cette anecdote rapportée par Win Butler : « Je me souviens d’un soir où nous étions en train de bosser sur Reflektor. On avait du mal à trouver le tempo, on était paumés. On jouait le morceau, on le rejouait. Puis, tout à coup, nous avons vu débarquer les types qui s’occupaient de la sécurité. Ils dansaient sur la chanson, en nous regardant, avec leur tenue de sécu. Ambiance boîte de nuit. Là, on s’est dit qu’on tenait peut-être le bon tempo. A la fois pour ce titre, mais aussi pour l’ensemble de l’album. » (2)

L’autre grande force du groupe est d’avoir su tirer le meilleur de sa collaboration avec James Murphy, tête pensante des LCD Soundsystem et coproducteur d’un album dans lequel on peut entendre, certes en tendant bien l’oreille, David Bowie, l’idole, assurer les chœurs sur le titre éponyme.

Un album qui ne peut décemment pas laisser de marbre contrairement à ce que pourrait suggérer le visuel qui prend tout son sens avec ce passage, en français dans le texte, du morceau-titre (« Entre la nuit, la nuit et l’aurore, entre le royaume des vivants et des morts ») et avec les deux pièces Awful Sound (Oh Eurydice) et It’s Never Over (Oh Orpheus).

Nous sommes le 8 novembre 2013 mais on pourrait tout aussi bien être en 1985. Vous écoutez le nouvel album d’Arcade Fire. Et quel que soit l’endroit où vous vous trouvez, bienvenue dans un monde meilleur.

 

(1) et (2)  lesinrocks.com

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